L’industrie française du cinéma, déjà fragilisée par la crise, est en passe de connaître une véritable révolution dans ses sources de financement avec la transposition de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (« SMA »), prévue pour la fin de l’année. Frank Valentin, avocat au Barreau de Paris, associé du cabinet Altana, nous en explique les enjeux.
Concrètement, que pourrait changer cette directive dans le financement des œuvres cinématographiques en France ?
Frank Valentin : Cette directive impose aux plateformes de service de vidéos à la demande émettant dans les pays de l’Union européenne de nouvelles obligations en termes de diffusion et d’investissement. Elle établit des règles renforcées en matière de promotion des œuvres européennes. S’agissant de leur participation au financement de la production audiovisuelle française et européenne, le gouvernement français annonçait en janvier, un taux de 25% du chiffre d’affaires des plateformes devant être affecté aux productions françaises. À ce niveau, il est estimé que les plateformes apporteraient dès 2021 près de 200 millions d’euros dans la création, dont une bonne part au cinéma français.
Une petite révolution pour Canal+, le plus gros financeur du cinéma français ?
Frank Valentin : Aujourd’hui, c’est Canal+ qui investit près de 145 millions d’euros dans les productions cinématographiques françaises et européennes, faisant de la chaîne cryptée le premier partenaire du 7è art français depuis 1984.
Cependant, avec la future participation des plateformes américaines au financement de la création française, et la négociation entreprise par Canal+ dans le cadre du renouvellement de sa fréquence TNT, le financement de l’économie du cinéma risque d’être perturbé. Si Canal+ semble finalement décidée à renouveler sa fréquence TNT pour l’année à venir, le président de son directoire réclame en contrepartie « des preuves d’amour » de la part du gouvernement. En effet, le renoncement à sa fréquence TNT aurait libéré Canal+ d’obligations de financement à hauteur de 12.5% de ses recettes dans le cinéma. Elle demeurerait néanmoins assujettie à d’autres obligations à raison de ses autres moyens de diffusion. Bien que devant poursuivre ses investissements dans le cinéma français, Canal+ pourrait agir plus librement et se concentrer sur des films à gros budget plutôt que sur les films du milieu, son cœur de cible aujourd’hui.
La transposition de la directive SMA semble faire office de catalyseur parmi les représentants français de l’industrie du cinéma, et les pouvoirs publics, sur la question du financement de la création. Est-ce le cas ?
Frank Valentin : Les professionnels du cinéma en France se sont récemment regroupés au sein d’une task force visant à peser dans les pourparlers engagés avec les plateformes. Ils sont conscients que la transposition de la directive SMA représente l’occasion de « négocier le financement et la diffusion du cinéma pour les 10 ans à venir », selon le réalisateur Pierre Jolivet. L’idée est donc d’adopter rapidement le projet de transposition, y compris par décrets. Et le Parlement vient d’habiliter le gouvernement à procéder par voie d’ordonnance pour la transposition de la directive. En tout état de cause, en raison de contraintes de temps dans le modèle envisagé, les plateformes sont conduites à communiquer directement avec le ministère de la Culture, et non plus dans le cadre de discussions interprofessionnelles suivant la publication de décrets cadres. Les décrets d’application seront publiés vraisemblablement avant la fin de l’année.
La chronologie des médias pourrait alors évoluer ?
Frank Valentin : Fondamentalement dépendante des diffuseurs, elle amorcerait un virage en faveur des plateformes de service de vidéo à la demande. Néanmoins, les futurs acteurs du financement des créations françaises et européennes n’adoptent pas une position unanime face à la diffusion en salles. Netflix a clairement affiché une volonté de réserver ses films à ses abonnés sans passer par une diffusion cinéma alors qu’Amazon semble aujourd’hui plus ouvert. De plus, Netflix apparaît financer davantage de séries que de films, contrairement à d’autres plateformes comme Disney+ qui, compte tenu de son catalogue, encore considérablement enrichi de celui apporté par l’acquisition de Twentieth Century Fox Film Corp., financera davantage le cinéma. Leur position est un enjeu considérable pour l’avenir du cinéma français au regard de leur future part dans le financement des productions nationales et européennes.
Il faut donc redéfinir la chronologie des médias afin de la faire correspondre aux nouveaux schémas de consommation, tout en maintenant un financement conséquent du cinéma français. Un système efficient pour les producteurs seraient, selon eux, de pouvoir combiner une sortie en salles et sur les plateformes, à l’image de ce qui est fait aujourd’hui au profit de Canal+. Mais des tensions pourraient apparaître entre les exploitants de salles et les studios qui décideraient de réserver l’exclusivité de certains films aux plateformes. Aux États-Unis, la situation particulièrement tendue entre AMC Entertainment et Universal, a accouché d’un accord permettant au studio de sortir ses films en VOD 17 jours après leur sortie en salle, et permettant à AMC de bénéficier d’une partie des revenus du streaming.
À la différence du système américain, qui repose exclusivement sur le consensualisme contractuel, cette situation n’est pas envisageable immédiatement en France, précisément en raison de la chronologie des médias, fruit de la volonté des pouvoirs publics et d’accords professionnels. Une évolution est donc très probable, et certainement en marche.