Les militaires et les islamistes se succédaient au pouvoir pendant des décennies dans la plupart des pays du Moyen-Orient. Aujourd’hui, la situation n’est pas si évidente. Les militaires sont au pouvoir seulement en Egypte, alors que les monarchies islamiques dirigent sur la péninsule arabique (sauf le Yémen). L’islam couplé à la réflexion historique détermine la politique étrangère de l’Iran, le parti islamiste modéré Ennahdha possède la plus grande fraction au parlement tunisien.
Des djihadistes sunnites ont failli prendre le pouvoir en Syrie et en Irak, et maintenant l’Iran chiite considère ces pays comme une zone de ses intérêts “naturels”. Damas équilibre la pression de Téhéran grâce aux relations avec Moscou, et Bagdad fait la même chose avec Washington.
En Libye la guerre de tous contre tous a peu à peu dégénérée en confrontation entre le maréchal Khalifa Haftar et le gouvernement se trouvant sous une influence majeure des Frères musulmans. Le processus de paix actuel dans ce pays ne peut pas être considéré comme irréversible, et il est évident quelles forces arriveraient au pouvoir en cas de réconciliation des belligérants, si cela arrivait les “frères” pourraient encore devenir les principaux bénéficiaires.
Le Liban est entré dans une prostration économique et politique, le Yémen s’est retrouvé au seuil de la survie. Dans ces circonstances, les islamistes ont toutes les chances de réussir dans les deux pays.
Le Printemps arabe, qui a commencé il y a dix ans principalement sous l’influence des idées de “démocratisation” selon le modèle occidental, a engendré un éventail de nouvelles tendances qui ont foncièrement changé l’agenda régional.
Premièrement, c’est le cauchemar de Daech en tant que réaction des sunnites (notamment des officiers du Baas) à la dissolution de l’armée de Saddam Hussein suite à l’invasion de la coalition américano-britannique, suivie par la passation du pouvoir du pays à la majorité chiite.
Deuxièmement, la guerre civile en Syrie avec une implication directe ou indirecte dans le conflit de plusieurs acteurs extérieurs a conduit à une profonde crise économique et à l’effondrement du pays (le pouvoir du gouvernement central ne s’étend pas sur les territoires contrôlés par les Turcs, les Kurdes avec les Américains et les terroristes de Daech).
Les tentatives d’entamer le dialogue intersyrien n’apportent pas le résultat escompté. Les perspectives de réunification des territoires syriens, de constitution d’un gouvernement de coalition, de déroulement des élections présidentielles et législatives restent assez contemplatives pour le moment. Damas et l’opposition s’accusent d’échecs interminables des négociations, le travail du Comité constitutionnel créé avec tant de mal fait du surplace, même si la Russie a beaucoup œuvré pour le début de la réalisation du plan de paix dans ce pays.
Troisièmement, a commencé une nouvelle aggravation de la confrontation chiito-sunnites, allant jusqu’au conflit armé – au Yémen, en Syrie et en Irak. L’Iran tente d’étendre l’axe chiite jusqu’au littoral de la Méditerranée via l’Irak majoritairement chiite, la Syrie dirigée par des alaouites (proches des chiites) et le Liban, où la force politique la plus active est le Hezbollah en relations amicales avec Téhéran, alors que les monarchies arabiques font tout pour contrer ces projets.
Quatrièmement, sur fond de guerre civile en Syrie et de lutte contre les djihadistes, le nationalisme kurde, qui n’a pas encore dit son dernier mot, monte en puissance. Un pseudo-Etat kurde existe de jure en Irak et de facto en Syrie.
Cinquièmement, a commencé la normalisation des relations entre les pays arabes et Israël, avec pour conséquence inévitable la baisse de l’intérêt des élites arabes pour le problème palestinien. Les Emirats arabes unis ont même annoncé la création d’un grand fonds d’investissement pour Israël.
Enfin, sixièmement, les perturbations dans l’implémentation de la doctrine du néo-ottomanisme ont conduit au renforcement de l’isolement de la Turquie. La tentative d’Ankara de s’imposer sur la base du “destin historique commun” aux arabes du Maghreb et du Machrek en tant que “grand frère” a échoué: les autorités turques n’ont pas tenu compte du fait que la Pax Ottomana suscite des sentiments diamétralement opposés chez les Turcs et les Arabes.
En même temps, la Turquie s’efforce de créer son propre agenda grâce à l’activité militaire en Syrie, en Libye, en Irak, ainsi qu’à l’activité de forage en Méditerranée orientale. La recherche de gisements de gaz par les Turcs dans leurs eaux et à l’étranger a poussé plusieurs pays de la région (ainsi que la Grèce et la France) à s’unir dans une alliance antiturque informelle. Tout cela incite les autorités turques à chercher de nouveaux “partenaires stratégiques”, de l’Ukraine au Pakistan.
La nouvelle administration américaine a annoncé sa ligne visant à “faire revenir l’Iran dans l’accord nucléaire”, et le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de l’Iran Saeed Khatibzadeh a récemment déclaré dans une interview à CNN que le progrès en ce sens était possible.
Ayant au moins des relations de travail avec tous les pays du Moyen-Orient, la Russie s’affirme dans le rôle de médiateur “régional”, ce qui ne l’empêche pas de veiller à ses propres intérêts. Comme en témoigne l’exemple de l’accord de l’Opep+, ainsi que le fait que les investissements des compagnies pétrolières russes dans le secteur pétrolier de l’économie irakienne ont dépassé 13 milliards de dollars.
Pékin, solidement présent depuis longtemps dans la région en tant que l’un des principaux acteurs économiques, déclare de plus en plus fort ses ambitions politiques. En mars 2021, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi s’est rendu en Arabie saoudite, en Turquie, en Iran, aux EAU, à Bahreïn et à Oman, en annonçant un document sur les “cinq principes de règlement des conflits au Moyen-Orient”. Mais la Chine sort seulement sur l’avant-scène de la région, et il est encore difficile de parler de ses projets stratégiques hormis la garantie de la sécurité de la nouvelle Route de la soie.
Sans oublier le phénomène du format d’Astana, une alliance créée pour la Syrie par la Russie, la Turquie et l’Iran, sachant que leurs objectifs finaux sont loin de toujours coïncider. Néanmoins, ces trois pays ont réussi à réduire significativement le niveau de la violence en “travaillant” avec les forces militaro-politiques alliées de la Syrie.
Pratiquement toutes les zones d’instabilité dans la région, notamment celles qui semblent “pacifiées”, restent conflictogènes.
Tel est le bilan déplorable du Printemps arabe. Reste à savoir: qui l’a provoqué et pourquoi?
Alexandre Lemoine