C’est du jamais-vu en Albanie. Edi Rama rempile pour un troisième mandat de Premier ministre. À la fois socialiste francophile, ancien basketteur et célèbre artiste contemporain, c’est un responsable politique inclassable qui règne sur son pays depuis 2013 et n’échappe pas aux critiques sur sa gestion très centralisée du pouvoir. Portrait. Publicité
C’est un géant de 2,01 mètres, que certains comparent à Jean Jaurès ou Abraham Lincoln. Le genre de personnages qui domine une réunion publique par sa taille et son charisme. Mais Edi Rama, c’est aussi un ovni dans la sphère politique. Car à l’origine, ce n’est pas un juriste ou un entrepreneur, c’est un artiste plasticien de renommée internationale. On ne parle pas de ces chefs d’État qui sortent des disques pour amuser la galerie mais bien d’un ancien étudiant des Beaux-Arts de Paris, dont les œuvres abstraites et colorées sont, aujourd’hui encore, exposées aux quatre coins du monde.
« Là on a le cas de quelqu’un dont la variété des activités et des expériences l’ont préparé à ne pas être bouffé par la politique. Il a cette présence et il a gardé une forme d’humour. Mais sinon c’est aussi un gladiateur politique albanais », décrit le galeriste parisien Serge Plantureux qui lui a consacré une exposition en 2014.
Il est large ce fossé entre l’Edi Rama que l’on connaît en Europe occidentale, francophone et francophile, pro-européen convaincu, ancien maire de Tirana qui a tiré la capitale albanaise du marasme. Et le portrait beaucoup moins rose qu’en dresse l’ancien député albanais Afrim Krasniqi, qui dirige à Tirana l’Institut d’études politiques.
« Son premier mandat a été très positif : il a fait beaucoup de réformes, il était modéré dans sa rhétorique, il coopérait avec l’opposition, parlait volontiers aux journalistes, semblait proche de la société civile et de la communauté internationale. Mais ensuite, quand il a été réélu, les scandales ont commencé, il a fait complètement l’inverse de ses premières années de pouvoir, avec une énorme concentration des pouvoirs et un contrôle quasi-total de l’appareil d’État. Nous n’avons pas de Conseil constitutionnel ou de Cour suprême en Albanie, aucune institution qui serve de rempart ou de garantie contre ce genre de dérives, et il a profité de cette situation. Ce n’est pas non plus un dictateur comme on en voyait à l’époque communiste, mais il essaie de s’accaparer tous les pouvoirs comme l’ont fait dans la région Vučić en Serbie, Gruevski en Macédoine du Nord, Đukanović au Monténégro ou Erdoğan en Turquie. C’est le même modèle », affirme Afrim Krasniqi.
Fin 2018, la cocotte a explosé une première fois. Quand les étudiants albanais sont entrés dans la danse contre la politique d’Edi Rama. À l’occasion de la plus importante manifestation qu’ait connu l’Albanie depuis la fin de l’ère soviétique, ils étaient plus de 20 000 à réclamer que lui, le socialiste, mette la main à la poche pour le budget de l’Éducation, qu’il rénove les universités, les laboratoires et les bibliothèques, et qu’il mette fin au clientélisme qui ronge le pays. À l’époque, Edi Rama, accusé de dérive néo-libérale, encaisse les coups et se sort de la crise, mais sur le fond, Afrim Krasniqi estime que pas grand-chose n’a changé.
« On a besoin d’un Premier ministre qui nous présente ses projets de réforme : il a gagné les élections mais il n’a jamais publié de programme électoral. Il a même dit à plusieurs reprises qu’il n’en avait pas besoin, sur le mode ‘j’ai passé un contrat avec le peuple, les gens me font confiance’. Mais on a pas besoin d’une connexion personnelle, on a besoin que le pays avance au service de la majorité des gens et des institutions. Il faut qu’il trouve un moyen de renouer avec l’opposition, parce qu’avec 74 sièges au Parlement, il se maintient au pouvoir mais il ne pourra faire passer aucun texte, il n’aura pas de véritable poids politique », explique Afrim Krasniqi.
Edi Rama est reparti pour quatre ans mais les Albanais l’attendent au tournant en matière d’emploi et de lutte contre le corruption. Sans oublier un dossier plébiscité dans l’opinion publique : les négociations d’adhésion à l’Union européenne.