Nommée, à partir du 1er mai, nouvelle directrice du musée et des expositions de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, Nathalie Bondil revendique déjà « une ambition internationale » à travers son concept « d’un héritage commun ». Pendant ses dix ans à la tête du musée des beaux-arts de Montréal, elle avait acquis une réputation mondiale, entre autres en inaugurant une aile des arts du Tout-Monde, « pour que ce musée des autres devienne un musée des nôtres ». Entretien. Publicité https://9f689fdbba5a428903cc2e76729c932c.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html
RFI : Vous êtes née à Barcelone, vous avez les nationalités française et canadienne, une formation en histoire de l’art à l’École du Louvre, vous avez travaillé pendant vingt ans au prestigieux musée des beaux-arts de Montréal dont dix ans en tant que directrice. Jusqu’ici, quelle était votre relation avec la culture et la civilisation arabes ?
Nathalie Bondil : J’ai passé mon enfance à Casablanca, au Maroc. Et mon grand-père était d’Oran, en Algérie. Ce sont des liens d’abord familiaux qui me relient au monde arabe et qui continuent avec… le Maroc. Au-delà du point de vue personnel, émotionnel, affectif, il y a des projets d’expositions que j’ai eu la chance de pouvoir mener. Notamment un projet autour de l’orientalisme, d’un point de vue décentré, en ce moment on dirait « décolonisé », autour du peintre Benjamin-Constant, Merveilles et mirages de l’orientalisme. De l’Espagne au Maroc.
Ce projet, en 2014 et 2015, était présenté d’abord à Toulouse, ensuite à Montréal où il y avait vraiment eu toute une implication d’artistes marocains, notamment des femmes marocaines photographes que j’avais invitées pour pouvoir dialoguer et revisiter tous les stéréotypes liés aux préjugés orientalistes des siècles passés. Cela m’avait donné l’occasion de travailler, par exemple, avec Lalla Essaydi, Majida Khattari ou Yasmina Bouziane. À ce moment-là, nous avons aussi collaboré avec Mehdi Qotbi, le président de la Fondation nationale des musées du Maroc.
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J’ai eu aussi l’occasion de mener un projet avec l’artiste contemporain franco-algérien Adel Abdessemed qui avait fait son premier solo au Canada, sur une thématique qui s’appelait « conflits ». Je l’avais invité, parce qu’il était très impliqué sur ces questions des mémoires des conflits. Adel a fait une sculpture représentant Kim Phuc, cette petite fille qui a été brûlée au napalm de manière terrifiante, lors de la guerre de Vietnam, par les bombes américaines. Il se trouve que Kim Phuc vit aujourd’hui au Canada, à Toronto, et elle est elle-même ambassadrice pour la cause des enfants durant les temps de guerre. Quand nous avons ouvert cette exposition, Adel a pu rencontrer Kim. C’était un moment très fort et très symbolique.
Votre nom est également associé en tant que commissaire générale de la nouvelle aile des arts du Tout-Monde, inaugurée en novembre 2019 au musée des beaux-arts de Montréal.
Cette nouvelle aile des arts du Tout-Monde est une aile interculturelle très importante. C’était un chantier majeur où nous avons complètement repensé 1 500 œuvres qui étaient exposées, de nos collections dites « des cultures du monde ». C’est toujours un peu cette vision qu’on a, et qui est très européocentrée, des cultures du monde, c’est-à-dire le musée des autres. Donc, cette vision de l’aile des arts du Tout-Monde visait à complètement repenser cette approche pour qu’elle soit décentrée et pour que ce musée des autres devienne un musée des nôtres et qu’on puisse s’approprier et faire partie de cet immense répertoire créatif universel, avec des dialogues transhistoriques et transdisciplinaires. Et, évidemment, toute la question des arts dits « d’islam » a été réorientée. Il y a eu aussi des commandes d’œuvres d’art, avec l’aide du Conseil canadien des arts, l’équivalent du ministère de la Culture au Canada, notamment à une artiste libyenne, Arwa Abouon (1982-2020), qui était aussi immigrée au Canada.
Ce concept des arts du Tout-Monde, je l’ai emprunté à Édouard Glissant, philosophe et écrivain de Martinique qui a énormément travaillé sur la question de la relation, de toutes ces relations interculturelles. Le fait qu’on change en échangeant, sans se perdre ni se dénaturer. C’est vraiment tout un travail qui se fait sur le dialogue. C’est une personne que j’admire énormément. C’est vraiment lui qui a permis de changer cette vision un peu désuète au XXIe siècle des arts, des cultures du monde, en arts du Tout-Monde.
L’Institut du monde arabe (IMA), le plus grand musée en Europe consacré à l’art moderne et contemporain arabe, et la deuxième plus importante collection au monde après le musée de Doha au Qatar, a été parfois surnommé « le Beaubourg arabe », en allusion au Centre Pompidou. Quel est pour vous le point fort, le côté unique de l’IMA ?
J’aime beaucoup cette expression de « Beaubourg du monde arabe ». Son point fort, c’est que c’est vraiment un institut qui regroupe toutes les formes de la créativité et des civilisations des mondes arabes : musique, danse, festival, poésie, littérature, bibliothèque… Et maintenant encore plus du point de vue des arts visuels, grâce à cette extraordinaire collection de France et Claude Lemand [une donation de 1 500 œuvres, effectuée en 2018, NDLR]. L’Institut du monde arabe va vraiment pouvoir se projeter comme étant une référence pour les arts modernes et contemporains des mondes arabes. En plus, avec cette volonté de créer des ponts, que ce soit avec le monde arabe, mais aussi bien au-delà, pour que cette civilisation, cette culture, aussi foisonnante hier qu’aujourd’hui, malheureusement souvent méconnue, puisse être mieux comprise, pas simplement en France ou à Paris, mais avec vraiment une ambition internationale comme faisant partie d’un patrimoine commun, d’un héritage commun.
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Donc, l’Institut du monde arabe, par son unicité, a vraiment un rôle phare à jouer, avec les autres partenaires, collaborateurs, musées des mondes arabes. À part des musées dans les mondes arabes, c’est vraiment un institut totalement unique. Il y a une pertinence d’autant plus grande que son rôle peut être à la fois de la découverte, de la rencontre à l’autre, mais aussi un rôle de dialogue très positif et très constructif. Son rôle me semble absolument essentiel, notamment dans toutes les conversations qu’on entend au quotidien.
Vous êtes reconnue comme une grande référence mondiale dans l’univers des musées. Quand vous regardez aujourd’hui l’Institut du monde arabe, selon vous, quel est le plus important point à améliorer ou développer par rapport aux collections, à la conception ou au rayonnement des expositions de l’IMA ?
Le musée était ouvert dès 1987 avec une collection surtout pensée d’un point de vue ethnologique ou anthropologique, donc historique. L’apport de la collection de Claude et Francis Lemand change complètement la vision qu’on peut avoir de ce musée. C’est une chance, un virage complet. Cela va permettre d’actualiser le contenu de ce musée et de ses collections, avec une scène contemporaine extraordinairement diversifiée, plurielle, foisonnante, créative, talentueuse. Cette collection fait en sorte que le musée et l’Institut se projettent complètement dans le XXIe siècle. C’était vraiment la dimension qui manquait au musée, à défaut d’avoir cette collection.
Depuis sa création, l’Institut du monde arabe est soutenu et porté par une fondation créée par la France et des membres de la Ligue arabe dont des pays avec lesquels la France entretient une relation aussi ancienne que sensible, comme l’Algérie, l’Arabie saoudite ou la Syrie. Comment définissez-vous votre mission en tant que nouvelle directrice du département du musée et des expositions ? Purement artistique ? Plus diplomatique que culturelle ? Un projet culturel rassembleur entre la France et les pays arabes ?
Évidemment, c’est une vision qui s’appuie beaucoup sur la présidence, sur Jack Lang. C’est très important de mentionner son action, notamment pour l’obtention de la donation de la collection Lamond, et sa vision. Les relations d’un pays à l’autre ne sont pas les mêmes, elles évoluent au cours du temps et dans la géographie. L’art est un formidable outil pour se rencontrer et dialoguer. Oui, c’est de la diplomatie culturelle, parce que ce sont des pays de la Ligue arabe qui sont des partenaires fondateurs de l’Institut du monde arabe, parce que le ministère des Affaires étrangères est aussi très impliqué dans l’Institut du monde arabe. Mais, je dirais que les arts et la créativité sont des moteurs permettant de se réunir et de pouvoir échanger sous un angle constructif, positif, de se poser des questions, d’aborder même parfois des problématiques, mais de manière à ce qu’on puisse construire des ponts et non des murs.
Vous êtes aussi une adepte de la muséothérapie.
Je suis très impliquée dans toutes les questions de thérapie par l’art et l’art thérapie et la façon dont l’engagement social d’un musée peut aider, pour réunir, fédérer, renforcer le vivre-ensemble. Quand vous êtes en contact avec une œuvre d’art, que ce soit une chanson, un spectacle de danse, un concert ou des œuvres dans un musée, vous engagez un rapport émotionnel, vous vous engagez émotionnellement. Et vous avez tout un phénomène d’empathie qui fait en sorte que votre système cérébral, les circuits empathiques qui sont appelés les circuits des neurones miroirs, se mettent en branle et vous permettent de rentrer en connexion, en résonance, en écho avec des œuvres d’art.
La diplomatie écrite est formidable. On apprend à écrire, on apprend à parler, mais il faut aussi apprendre à regarder. Et on se comprend par ce qui fait cette émotion-là. Cette émotion est un ferment extraordinaire de rapprochement, d’apaisement. Les arts permettent des passerelles et des rencontres qui, parfois, ne sont pas si évidentes quand on utilise des mots.
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La pandémie de Covid-19 a aussi très fortement secoué le monde muséal. Le rôle d’un musée comme celui de l’Institut du monde arabe a-t-il changé, devrait-il changer aujourd’hui ?
L’Institut du monde arabe, comme les autres musées, était obligé de communiquer davantage par tous les moyens virtuels : site, webinaires, conférences en ligne, etc. Avec la Covid, on se rend compte à quel point on a besoin de culture. On vit dans une époque anxiogène et la Covid est un événement planétaire qui, étonnamment, nous rassemble. Que ce soit au Liban, en France, en Italie, au Canada ou aux États-Unis, il y a un besoin, un appétit pour la culture. On se rend compte que ces lieux-là sont fondamentaux pour notre mieux-être collectif, mais aussi individuel.
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Vous avez pour mission, entre autres, de repenser l’Institut du monde arabe, de le tourner vers l’Amérique du Nord et l’Asie. Depuis 2006, l’Institut du monde arabe a installé aussi une antenne à Tourcoing. Il y a un autre projet prévu en France, à Saint-Étienne, mais aussi sur d’autres continents : à New York, à Singapour et en Tunisie. Au-delà des pays maghrébins, quelles sont les initiatives ou collaborations prévues en Afrique subsaharienne ?
Il y a un projet, en ce moment, monté par l’Institut du monde arabe sur la route sacrée et les arts de l’islam en Afrique. C’est un projet qui doit être remonté et qui va être en itinérance. L’Afrique subsaharienne sera un lieu absolument incontournable pour pouvoir présenter ce projet-là. Ensuite, il y a une volonté de créer des antennes, que ce soit à Singapour ou à New York. Mais la priorité est quand même les pays du monde arabe et tous ces liens qu’on peut avoir vers l’Afrique subsaharienne. Il y a beaucoup de musées qui sont en train de se développer. Je suis en contact avec certains, notamment le musée de Dakar, un musée tout à fait récent. Il y a aussi, en Afrique du Sud, un nouveau musée qui rassemble tous les arts de l’Afrique continentale. Au-delà de ces pays, il y a beaucoup d’artistes qui dialoguent avec les mondes arabes et qui ont des expériences panafricaines. De toute façon, les Arabes ont été toujours au carrefour des différents continents, que ce soit vers l’Afrique, vers l’Asie ou vers l’Europe.