L’un des gros classiques de l’année 2006 fête cette semaine ses quinze ans. Retour sur un album sombre et atypique.
Le retour de Sefyu il y a trois ans avec un nouvel album a été une semi-réussite. Côté pile, le projet a convaincu ses auditeurs avec un rap toujours aussi sombre et dense. Côté face, la jeune génération n’a pas été particulièrement enthousiasmée, et le rappeur d’Aulnay n’a pas vraiment eu l’occasion de se démarquer de la masse de sorties hebdomadaires. Le véritable point à retenir de cette sortie reste le respect affiché par les superstars du rap actuel, de Fianso à Sch. Un soutien unanime qui démontre que Sefyu a marqué son époque et que ses premiers albums restent des projets indispensables.
Un premier album entré dans la légende
Sefyu a véritablement construit sa légende avec son premier album, Qui suis-je ?, qui fête cette semaine ses quinze ans. Succès-surprise de l’année 2006 avec plus de 75000 exemplaires vendus, ce disque est une œuvre à part au regard du rap français de l’époque. Projet avant-gardiste sur le plan des sonorités et de l’interprétation, Qui suis-je ? possède déjà bon nombre d’ingrédients du rap actuel, avec quinze ans d’avance : adlibs, onomatopées, interprétation destructurée, flow saccadé …
Pendant les années 2000, de nombreux rappeurs savent concilier la dimension très street de leur univers et les questionnements de fond : c’est par exemple le cas de Nessbeal, du groupe Tandem, de Rohff … Sefyu s’inscrit dans le même registre, Qui-suis-je ? baignant dans une ambiance très rue tout en abordant des thématiques que l’on pourrait rapprocher du rap conscient : racisme, la violence, les inégalités, les préjugés sur les différentes communautés, etc.
Si la réussite d’un tel album s’explique assez facilement aujourd’hui, elle n’a rien d’escompté en 2006. Son parcours en indépendant au sein du groupe NCC, est resté plutôt confidentiel, mais Sefyu marqué les auditeurs en 2004 avec son couplet plein d’onomatopées sur Code 187 avec Rohff, Kamelancien et Alibi Montana, et surtout en 2005 sur le titre Patate de Forain en feat avec une autre figure montante, Seth Gueko. Les attentes autour de ce premier album sont fortes, notamment parce que Sefyu continue de faire monter la sauce avec des collaborations ou des apparitions sur des compilations. Seulement, le rap français et plus globalement l’industrie du disque traversent une période d’incertitude, et voir une nouvelle tête d’affiche émerger puis s’imposer durablement n’est pas gagné d’avance.
Sombre et atypique
Sefyu va pourtant exploser avec Qui suis-je ?, malgré des singles à contre-courant des formats radiophoniques classiques :le seul véritable single playlistable à l’époque serait En Noir et Blanc, les autres titres les plus populaires étant La vie qui avec et Senegalo-Ruskov. Derrière les concepts simples sur lesquels sont construits ces morceaux (le premier est une liste d’associations d’idées, le second un égotrip à la sauce foot), c’est la forme qui frappe les auditeurs à l’époque : le flow de Sefyu est reconnaissable entre mille, son phrasé ne ressemble à aucun autre, il pose parfois des mesures complètes uniquement avec des bruitages de bouche … Dans l’interprétation comme dans l’imagerie, son personnage intrigue.
Vingt ans avant la vague drill UK en France, Sefyu est en effet l’un des premiers rappeurs français à dissimuler complètement son visage (bien qu’il soit par exemple visible dans le livret de l’album). Si la fameuse casquette baissée sur les yeux deviendra sa marque de fabrique au cours des années suivantes, il n’est pas encore totalement identifié par les auditeurs au moment de la sortie de Qui suis-je ? Dans l’esprit du public, Sefyu est une énigme : on ne sait pas à quoi il ressemble, on ne comprend pas toujours ce qu’il raconte (au hasard, “cherche comme Google / Le gain même chez les pingouins / À je ne sais où”), et personne n’est capable d’expliquer ce qu’il fait avec sa voix.
Un rappeur avant-gardiste
Les promesses de Patate de Forain ou Code 187 sont parfaitement maintenues sur Qui suis-je ? : Sefyu est tour à tout percutant (Musculation), réfléchi (En Noir et Blanc, Biff), caverneux (En live de la cave), ou inquiétant (Faits Divers). Il joue avec les clichés et les préjugés (La Légende, La vie qui va avec), écrit de longs textes teintés de réflexions sur la nature humaine (Qui suis-je ?) et fait régulièrement preuve d’humour, ce qui est loin d’être négligeable sur un disque à la couleur aussi sombre.
Malgré une dimension avant-gardiste indéniable, Qui suis-je ? ne va pas bouleverser en profondeur le rap français, n’engendrant pas directement une génération de rappeurs reprenant les codes de Sefyu. En revanche, le rappeur aulnaysien pose toutes les bases de sa propre discographie avec ce projet, et donc de ses futurs gros succès, en particulier Suis-je le gardien de mon frère ?, son deuxième album, numéro 1 des ventes à sa sortie, et des singles extraits de divers albums comme Lettre au Front (feat Kenza Farah), Molotov 4 ou Turbo. Trois ans après Qui suis-je ?, Sefyu remporte même une Victoire de la Musique (révélation du public).
Devenu au fil du temps un classique du rap des années 2000, Qui suis-je reste un album parfaitement dans l’ère du temps, grâce à son atmosphère très sombre, son équilibre idéal entre fond et forme, et surtout son refus de se plier aux codes du rap de son époque. Quinze ans après, si Sefyu se demande “Qui suis-je ?”, il existe au moins une réponse à cette question : l’auteur d’un album inoubliable.