Rares sont les artistes africains à avoir eu le privilège d’entendre leurs œuvres jouées par un ensemble philharmonique. L’album Kôrôlén, enregistré avec le London Symphony Orchestra, est le fruit de cette expérience menée par le joueur de kora malien Toumani Diabaté en 2008.
Un seul objectif semble guider la carrière de Toumani Diabaté, depuis plus de trois décennies : la volonté constante et inébranlable de donner à la kora, instrument emblématique de l’Afrique, une place dans le monde de la musique qui ne soit pas un de ces strapontins auxquels son continent est souvent cantonné, entre exotisme et bonne conscience. Du blues de l’Américain Taj Mahal à la pop du Français Matthieu “-M-” Chédid (avec lequel il a été récompensé d’une Victoire de la musique en 2018 pour Lamomali), en passant par le registre traditionnel dont il est issu, sa discographie porte les traces de cette ambition qui a fait de lui l’un des ambassadeurs les plus actifs de la culture mandingue.
Son nouvel album est en réalité un enregistrement live datant de 2008. Pourquoi le rendre disponible seulement aujourd’hui ? Encore un mystère de l’industrie musicale (dont les secrets ne sont pas toujours avouables) ! Intitulé Kôrôlén, terme qui caractérise ce qui est vieux ou ancien en bambara, il donne au quinquagénaire malien l’occasion, paradoxalement, de surprendre tout en étant là où on pouvait l’imaginer : au milieu d’un ensemble symphonique, avec ses violons et violoncelles, ses instruments à vents… Lui qui ne manque jamais de rappeler qu’il est le dépositaire d’un répertoire transmis depuis 71 générations dans sa famille, incarne d’une certaine façon la musique classique ouest-africaine.
Ouverture d’esprit
Pour que cette rencontre avec le London Symphony Orchestra puisse fonctionner, il fallait que tous les protagonistes soient sur la même longueur d’onde et fassent preuve d’ouverture d’esprit. En la matière, la vénérable institution britannique plus que centenaire avait tout du partenaire idéal pour concrétiser l’envie de Toumani : récemment elle s’est illustrée en jouant le répertoire du songwriter américain Neil Diamond, et dans le passé elle a fait de même avec des chansons des Rolling Stones, de Sting, Deep Purple ou même Abba !
“J’étais très curieux de savoir ce que ça allait donner. J’écoute de temps en temps de la musique classique : Beethoven, Mozart, Bach”, confie celui qui est à la fois le père et le fils de Sidiki Diabaté – son géniteur, membre de l’Ensemble instrumental national du Mali créé au lendemain de l’indépendance, reste considéré comme “le roi de la kora”, alors que son rejeton sous les feux de l’actualité dans la rubrique judiciaire est une des stars de l’afropop.
Un environnement inhabituel pour la kora
Dans cette entreprise transculturelle mise en œuvre pour Kôrôlén, une grande partie de la réussite reposait sur les arrangements. Trouver ce territoire sur lequel Afrique et Occident puissent non seulement s’exprimer mais surtout s’accompagner mutuellement. Imaginer un environnement inhabituel pour la kora, tout en le rendant naturel. Les deux compositeurs chargés de cette tâche majeure, Ian Gardiner et Nico Muhly, en ont compris les enjeux, au-delà du projet. Sans compter que les deux parties en présence n’avaient pas la même approche de la musique. Avec Toumani et ses musiciens du Symmetric Orchestra, les partitions écrites ne pouvaient constituer le seul cadre de référence ; il fallait donc savoir leur laisser de l’espace entre les lignes et les portées, faire preuve de souplesse.
Autre contrainte, et non des moindres : le temps. “On n’a eu qu’une heure de répétition sur scène, le jour du concert”, rappelle Toumani. À l’exception du morceau d’ouverture baptisé Haïnamady Town, les cinq autres pièces de musique interprétées ce soir d’octobre 2008 sur la scène du Barbican Centre revisitaient des morceaux parus sur les albums du Malien, In The Heart of The Moon (en duo avec son compatriote Ali Farka Touré) et The Mande Variations. Le résultat possède parfois ce côté pastoral que l’on peut entendre chez Prokofiev, mais plus souvent il suggère des images, comme une bande originale de film. Toumani ne fait-il pas un clin d’œil au western Le Bon, la Brute et le Truand dans Cantelowes Dream ?
Pour trouver trace du contexte dans lequel a eu lieu cette prestation de trois quarts d’heure, il faut attendre les ultimes secondes du morceau final, Mamadou Kanda Keita (Mamadou le Boutiquier, dans sa version originale), chanté par le célèbre griot Kassé Mady Diabaté disparu en 2018. Des applaudissement nourris viennent saluer la performance. La parenthèse enchantée se referme, le monde réel peut reprendre ses droits.