Nous avons été l’un des rares analystes à évoquer ouvertement ce que l’on peut décrire temporairement de bicéphalisme du système de gouvernance en République islamique d’Iran et ses rapports avec les principaux enjeux auquel fait face ce pays. Cette tentative de cerner un des caractères spécifiques d’une réalité politique pourrait nous aider à mieux appréhender les mécanismes d’élaboration de la décision d’un acteur régional aussi décisif que l’Iran et comprendre certaines incohérences quant à sa politique étrangère, l’une des plus complexes au monde.
Les fuites audio de Jawad Zarif, le chef de la diplomatie iranienne du temps de la laborieuse négociation d’un accord sur le nucléaire iranien doivent être jaugées sous cet angle. Même si elles ont du choquer au plus haut point les alliés russes, ces déclarations s’inscrivent plus dans la dynamique d’une rivalité interne ancienne, parallèle et contradictoire entre les deux ailes opposées du pouvoir iranien : d’un côté les réformateurs, représentées par l’actuel président Rouhani, souvent qualifiés un peu à tort de pro-européens et pro-libéraux ou d’une manière plus pérorative sous le vocable technique de Bazaristes (pro-capitalistes) ; de l’autre côté, le noyau dur des conservateurs unis derrière l’Ayatollah Khamenei et des membres du Conseil, partisans de la ligne dure, anti-capitalistes et considérant Washington et ses alliés de « grand satan » avec lequel aucune négociation ne peut aboutir. Contrairement à ce que laissent penser les médias iraniens, la lutte entre ces deux factions qui a fait rage durant les années 80 avec l’Irangate (affaire des Contras/Nicaragua/Oliver North) et 90 (la mainmise des bazaristes sous la houlette de Rafsandjani) puis à nouveau après le départ du président atypique Mahmoud Ahmadinejad, n’a jamais connu la moindre trêve. Or, ce conflit interne ne cesse de s’aggraver depuis des mois et son impact affecte aussi bien les relations avec la Syrie qu’avec la Russie ou encore la posture à adopter avec l’Union européenne ou les États-Unis dans le cadre d’une renégociation du Traité sur le Nucléaire iranien, une question jugée vitale par les milieux d’affaires iraniens, qui supportent de moins en moins ce qu’ils désignent comme la rigidité idéologique des conservateurs et leur jusqu’au-boutisme.
La plupart sinon tous les pouvoirs politiques au monde sont loin d’être monolithiques et même le pouvoir politique le plus soudé en apparence est traversé par des courants opposés. L’Iran ne fait pas exception au registre.
Le fait que Jawad Zarif balance l’ex-secrétaire d’État US John Kerry sous le wagon en affirmant que ce dernier l’avait informé qu’Israël avait mené plus de 200 interventions clandestines en Syrie témoigne plus d’un certain dépit ressenti par les réformateurs iraniens à l’égard des démocrates US qu’ils considèrent comme des alliés potentiels. Cette information a été bien entendue saisie en plein vol par les médias américains et les lobbies pro-israéliens aux États-Unis pour « casser du Kerry » et certaines voix à Washington ont déjà franchi la ligne convenue en accusant John Kerry de trahison et d’intelligence avec l’Iran oubliant que l’information était déjà à l’époque publique et que seuls les médias de propagande pro-atlantistes continuaient à faire semblant de ne pas savoir qu’Israël n’était pas le principal belligérant de la guerre en Syrie, qu’ils continuaient à qualifier délibérément de guerre civile, même après son internationalisation. L’occasion était trop bonne pour ratrapper John Kerry en dépit de ses bons et loyaux services « forcés » à L’AIPAC.
Deuxième cible de Zarif après l’équipe d’Obama, la Russie. Cette dernière est accusée par le chef de la diplomatie iranienne dans un mémo non destiné à une diffusion publique d’avoir tenté à plusieurs reprises de saboter l’Accord de Vienne sur le Nucléaire iranien. Une accusation qui a laissé la plupart des observateurs russes assez pantois mais non les Syriens. Ces derniers avaient appris en effet qu’il y avait deux factions au pouvoir en Iran et que l’une de ces factions était non seulement opposée à toute forme d’aide à la Syrie mais qu’elle s’opposait à toute tentative de renforcer les défenses du pays ou une quelconque coopération militaire avec la Russie, la Chine ou la Corée du Nord que l’autre faction encourage contre vents et marées. De ce point de vue le leadership syrien s’est méfié dès le début d’un courant pro-occidental caché au sein du pouvoir iranien et les Syriens sont allés jusqu’à suspecter cette faction assez populaire en Iran d’avoir entretenu des contacts avec Israël via des canaux secrets. Ce qui explique la nette préférence syrienne pour la coopération militaire russe après des fuites ayant mis en péril des officiers syriens et iraniens que le renseignement syrien a attribué à des agents iraniens travaillant contre leur propre pays. Damas n’avait d’autre choix que de réduire une assistance militaire iranienne qu’une partie du pouvoir et de la population en Iran rendaient responsable du marasme économique dans leur pays.
Certains analystes russes estiment que le clan de Zarif ne manque pas de patriotisme mais qu’il veut démontrer qu’ils ont fait tout ce qui était possible de faire pour sauver l’Accord de Vienne et de léguer à la nation iranienne en héritage une levée de sanctions économiques, financières et monétaires fort catastrophiques sur le plan social. Cependant, ces analystes oublient un peu l’historique d’un conflit au sein du pouvoir qu’ils commencent à appréhender avec beaucoup de stupéfaction. Le clan des réformateurs croient réellement que les européens peuvent être leurs amis. Cette approche est dangereuse dans la mesure où même l’Union européenne n’est qu’un vassal des forces avec lesquelles l’Iran est aux prises et que la posture ou l’influence européenne n’a jamais été déterminante dans l’élaboration du moindre processus de négociation concernant l’Iran. De plus, pour des raisons qu’il serait long d’étayer, toute l’Europe réunie n’a aucun moyen d’exercer la moindre pression sur la posture stratégique israélienne. C’est cet élément essentiel que le clan réformateur iranien arrive pas à intégrer dans la perception du problème global et qui explique les difficultés qu’il rencontre face aux conservateurs en dépit du soutien de certaines catégories non négligeables de la population iranienne, notamment les femmes et une partie d’une jeunesse qui n’aspire qu’à vivre la globalisation.
Il est clair que les conservateurs iraniens sont un peu plus lucides dans leur perception du danger. Si leur approche économique et internationale est jugée dure et impopulaire, l’évolution de la situation régionale et internationale leur a donné raison à posteriori. Leur approche de la question nucléaire est aux antipodes de celle des réformateurs mais ils ont été obligés de composer jusqu’ici pour éviter une aggravation ou un affaiblissement de leur position. S’ils ont le soutien du Corps des Gardiens de la Révolution, lequel est favorable à une stratégie semblable à celle de la Corée du Nord dans les domaines nucléaire et balistique, ils sont de plus en plus mal vus par une proportion assez importante de la population qui n’en peut plus du régime de sanctions imposées par Washington.
Il est difficile de trouver un compromis acceptable lorsqu’un pays se retrouve ciblé de l’extérieur par une guerre hybride tout en étant engagés sur plusieurs fronts géopolitiques allant du Liban au Yémen en passant par la Syrie et l’Irak. La diplomatie iranienne, héritière de la brillante civilisation perse, est pourtant l’une des meilleures et des plus anciennes au monde. Les contingences de survie peuvent être compromis par des luttes d’intérêts de castes ou de classes. Ou encore l’influence de milieux d’affaires dont les valeurs du pays importent moins que les bénéfices commerciaux qu’ils engrangent et cela est une caractéristique fort commune à l’ensemble des États-Nation, y compris les premières puissances mondiales. Des puissances industrielles de premier ordre ont délocalisé l’ensemble de leur moyens de production et des services dans d’autres pays pour le profit de castes particulières et ce phénomène relève d’une réalité psychosociale et même psychologique d’un groupe d’individus prêts à tout pour réussir (s’enrichir toujours plus) dans une sorte de déterminisme historique immuable. C’est un dilemme aussi vieux que ne l’est l’histoire de l’humanité.
L’Iran est un grand pays et saura trouver sa voie lorsque la menace atteindra un seuil où toute inertie sera aussi dangereuse que la poursuite de l’enrichissement de l’uranium. Aucun accord n’est fiable même à moyen terme dans un monde où ne prévaut plus le Droit international mais la force brute. C’est dur de l’admettre pour une espèce intelligente mais c’est la réalité d’un monde en déclin avancé. Les réformateurs iraniens rêvent d’une réalité boursière et capitaliste semblable à celle des Émirats Arabes Unis ou de l’Arabie Saoudite mais même un alignement de l’Iran sur l’orbite occidentale comme au temps du Shah ne prémunira pas ce pays d’une déstabilisation à laquelle rêvent ses ennemis depuis les années 50. Les récriminations ne servent pas à grand chose. La détermination et l’esprit de résistance sont les seuls facteurs de réussite des Iraniens. C’est la réalité des choses que les réformateurs de ce pays ne veulent pas admettre en dépit de la menace grandissante et des défis auxquels est confronté l’Iran en cette deuxième décade du XXIe siècle.
source : https://strategika51.org