La vision officielle de la communauté américaine de défense, qui promet un nouveau «style» ou «modèle de guerre», n’avait pas pour intention de promouvoir une nouvelle manière de faire la guerre. Les changements (transformations) qu’elle met en avant ont, en réalité , favorisé le maintien de capacités adaptées à des stratégies d’anéantissement et des conflits à grande échelle.
Les Etats-Unis répondent à la croyance traditionnelle que leurs forces armées doivent être les meilleures au monde. Véritable fondement doctrinal pour l’ensemble des forces, cette croyance a engendré un lien critique et une relation d’osmose entre le législateur (Congrès), les industries de défense et la bureaucratie du Pentagone. Le concept de «transformation» a plusieurs significations. Il condense une variété de programmes et mesures allant de réorganisations profondes des politiques et priorités de défense à de simples changements de détail. Ne portant pas seulement sur le développement de nouveaux systèmes d’armes et l’amélioration des capacités, la transformation est entendue comme un processus interactif continu et un état d’esprit tourné vers l’adaptation permanente. Elle constitue pour l’Exécutif la vision centrale sur laquelle s’appuie son projet de remodeler l’institution militaire, en s’appuyant sur les promesses de la «Révolution dans les Affaires Militaires» (RAM, théorisée aux Etats-Unis à compter des années 1990), afin de dominer le nouvel environnement de sécurité de l’après-Guerre froide. Les promoteurs de la RAM mettaient l’accent sur les changements induits par l’émergence de «guerres de l’ère de l’information», notion qui fait référence aux discours et pratiques militaires stratégiques de la networkcentric warfare (NCW), l’informatisation des systèmes d’armement et l’ «arsenalisation» de l’information (Dillon & Reid, 2009, p.110).
L’un des objectifs fondamentaux d’une telle «transformation» était de réorganiser les directions de la Défense et les armées pour mettre en œuvre cette nouvelle théorie de la guerre comme principe organisateur de la planification militaire nationale. En effet, avec le bouleversement complet de l’environnement stratégique suite à la désintégration de l’empire soviétique, l’armée américaine s’est trouvée confrontée à la perspective de perdre sa «raison d’être». Pour se ménager un rôle opérationnel dans la nouvelle donne, elle s’est réorganisée de manière à améliorer sa capacité de frappes rapides partout dans le monde. (…). Un «modèle national de guerre» a été évoqué comme élément fondamental de la stratégie américaine.
La réévaluation de la stratégie nationale a eu lieu dans une atmosphère d’incertitude, mais aussi de grandes opportunités, nécessitant un examen détaillé des politiques nationales. Cela impliquait une stratégie particulière, et au cœur de la stratégie, par essence «ethnocentrique» (Booth, 1981), figure la question du «style national» (Gray, 1981) ou de la «personnalité stratégique d’un Etat. Paradoxalement, la croissance de la puissance américaine n’a pas conduit à un plus grand sentiment de sécurité, mais à un élargissement de l’éventail des menaces perçues qui doivent de toute urgence être neutralisées.
L’un des principaux critères d’évaluation de l’efficacité militaire réside dans la capacité des forces à s’adapter aux conditions réelles de combat, ainsi qu’aux défis tactiques, opérationnels, stratégiques et politiques nouveaux que la guerre fait inévitablement surgir. Les organisations militaires génèrent en leur sein des changements qui les aident à atteindre leurs objectifs lorsqu’elles perçoivent des modifications dans l’environnement stratégique (Murray, 2001). Les modalités du changement au sein des armées sont principalement l’innovation et l’adaptation. C’est ce qui se produit lorsque l’innovation technologique converge avec des adaptations de la structure organisationnelle de l’armée, des concepts de guerre et de la vision des conflits futurs.
Les efforts consentis par les Etats-Unis pour préserver leur position dominante (et la perception de cette domination) sont voués à l’échec pour diverses raisons. (…). L’idée d’un changement révolutionnaire dans la guerre s’est emparée de l’imaginaire stratégique officiel, et le Pentagone a conçu une vision nouvelle où les forces américaines stationnées à l’étranger apparaissent nécessaires à l’émergence d’un nouvel ordre mondial. (…). Les Etats-Unis se préparent à une nouvelle ère, marquée non par une domination américaine incontestée, mais par une Chine montante et une Russie offensive qui cherchent à remodeler le système mondial en leur faveur. La concurrence des grandes puissances justifie de reconstruire profondément la politique étrangère, la stratégie de défense et la posture militaire des Etats-Unis. Cette Amérique là semble vouloir renoncer à son image exceptionnelle de soi. La grande inconnue porte sur le point de savoir si elle saura mieux que par le passé harmoniser ses buts politiques, la culture de ses armées et ses stratégies de sécurité.
Tewfik Hamel, Consultant, chercheur-docteur en Histoire militaire et études de défense